Le seuil des 60 millions de personnes déracinées a été franchi pour la première fois de notre histoire moderne. Philippe Lévêque, directeur de CARE France, explique la situation de ces personnes ainsi que les enjeux humanitaires et politiques de cette crise mondiale.
Pourquoi parle-t-on d’un chiffre sans précédent ?
En 2015, un être humain sur 113 a dû fuir, chassé par les conflits et les persécutions. En tout, ce sont 65,3 millions de personnes qui ont dû tout abandonner derrière elles : leurs proches, leur maison, leur travail et leurs biens.
Il faut se rendre compte de l’ampleur de cette catastrophe humanitaire : 65 millions de personnes, cela représente quasiment l’ensemble de la population française. La situation actuelle est très inquiétante : c’est la première fois depuis la création du l'Agence des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) que le seuil de 60 millions est franchi. L’humanité vient de battre un triste record.
Qui sont ces 65,3 millions de personnes ?
Ces femmes, hommes et enfants vivent différentes situations :
- 40,8 millions de personnes sont déplacées au sein de leur propre pays ;
- 21,3 millions de personnes - dont plus de la moitié sont des enfants - ont quitté leur pays et ont désormais le statut de réfugiés ;
- 3,2 millions de personnes sont des demandeurs d’asile en attente de traitement de leur dossier.
Comment expliquer cette situation ?
Le nombre de déracinés était relativement constant entre 1996 et 2011 (date du début du conflit syrien), mais il ne cesse d’augmenter depuis 5 ans. Une évolution qui s’explique par la multiplication des conflits.
On peut citer la guerre en Syrie, l’intensification des violences au Yémen, au Burundi ou en Ukraine. Certains conflits durent également depuis des décennies, comme en Somalie ou en Afghanistan. Cette crise humanitaire mondiale risque donc de se prolonger : en 2015, seuls 201 400 réfugiés ont pu retourner dans leur pays d’origine.
Quels sont les pays les plus affectés par ces déplacements de populations ?
En 2015, c’est le Yémen qui a généré le plus grand nombre de nouveaux déplacés internes. De manière plus globale, ce sont la Colombie (6,9 millions de personnes), la Syrie (6,6 millions) et l’Irak (4,4 millions) qui battent tous les records en termes de déplacés.
En termes de réfugiés, c’est la Syrie qui vient en tête des pays les plus fuis : 4,9 millions de réfugiés. Viennent ensuite l’Afghanistan (2,7 millions) et la Somalie (1,1 million). Les conflits dans ces trois seuls pays sont à l’origine de la moitié des réfugiés à travers le monde.
Les ONG ont-elles les moyens d’aider ces 65 millions de personnes ?
Le constat est clair : nous n’avons pas assez de moyens, ni les financements nécessaires pour aider toutes les personnes qui ont en besoin.
L’apport d’une aide d’urgence dans les zones de conflits est très compliqué. Beaucoup de parties ne respectent pas le droit international, les accès pour les humanitaires sont souvent bloqués et nos équipes sont parfois prises pour cible. Pour ne citer qu’un exemple : en Syrie, 600 000 personnes vivent dans des zones assiégées. Elles risquent de mourir, menacées par la faim et le manque de soins. Or, ces personnes n’ont accès à aucune aide humanitaire.
Nous interpellons régulièrement la communauté internationale à respecter le droit des populations civiles et à laisser les humanitaires faire leur travail.
Et en termes de financements ?
86 % des déracinés trouvent asile dans des pays à faible et moyen revenu, à proximité de leur pays d’origine. Les ressources locales, souvent limitées, sont soumises à de fortes pressions du fait de l’arrivée massive de réfugiés. Il est absolument essentiel de leur apporter une aide.
Aujourd’hui, c’est la Turquie qui accueille le plus grand nombre de réfugiés : 2,7 millions de Syriens. Mais si l’on regarde en termes de ratio, c’est le Liban qui accueille le plus de réfugiés avec 183 réfugiés pour 1000 habitants.
Malgré les besoins et les appels de l’ONU et des ONG, de nombreuses crises sont largement sous-financées. Pour ne citer qu’un exemple : seuls 16,7% de l’appel humanitaire pour le Yémen en 2016 (1,8 milliard de dollars) ont été financés par les États. Dans ces conditions, comment aider toutes les populations qui en ont besoin ?
Quelles sont les autres difficultés rencontrées par ces personnes déracinées ?
Ces millions de personnes fuient la guerre et les persécutions mais leurs difficultés ne s’arrêtent pas là. En quelques mois, les frontières européennes se sont fermées les unes après les autres. Cela précarise les réfugiés et les poussent entre les mains des passeurs.
Une autre difficulté reste les dangers liés à l’exil : plus de 10 000 réfugiés et migrants ont péri en tentant de traverser la Méditerranée depuis 2014. Et ce nombre a augmenté bien plus rapidement en 2016 que les années précédentes. Il y a eu 2 809 morts depuis le début de l’année, comparé à 1 838 morts durant le premier semestre 2015.
Justement, que faire d’un point de vue politique ?
Dans le même temps, on ne peut que déplorer la paralysie politique, le manque de prise de responsabilités de la part des gouvernements dans le monde.
L’Allemagne arrive en tête pour les demandes d’asile, avec 441 900 dépôts de dossiers, loin devant les États-Unis et leurs 172 700 dossiers. Mais cela ne suffit pas, il faut un engagement global aussi bien financier que politique.
Mi-septembre, auront lieu deux réunions internationales sur la question des réfugiés. Nous demanderons encore une fois à l’ensemble des pays, dont ceux de l’Union européenne, de respecter les droits fondamentaux des réfugiés et de mettre en place des voies d’accès légales et sûres pour les personnes ayant besoin de protection.
Que fait CARE sur le terrain pour aider ces millions de déracinés ?
L’année dernière, CARE a aidé plus de cinq millions de déplacés et réfugiés à travers le monde :
- en Syrie où plus de 6,6 millions de personnes ont été déplacées par les violences. Nous travaillons également dans les pays voisins de la Syrie qui accueillent 97 % des réfugiés syriens.
- Nous travaillons également au Soudan du Sud dans les camps de déplacés et au Kenya, notamment dans le plus grand camp de réfugiés au monde, Dadaab, qui accueille plus de 300 000 réfugiés somaliens depuis un quart de siècle…
- En lien avec la crise des réfugiés, nous avons débuté, il y a près d’un an, des actions en Allemagne, en Autriche, dans les Balkans, et plus récemment en Grèce. Nous devons nous adapter et réagir rapidement à l’évolution des routes de fuite et des besoins des réfugiés.
Et quel type d’actions sont mises en place par les équipes de CARE ?
La multiplication des crises équivaut à une multiplication des personnes affectées et donc des besoins humanitaires. Nos actions visent à répondre aux besoins les plus urgents de ces personnes déracinées :
- distribution de nourriture, de biens de première nécessité, soutien financier ;
- éducation, soutien psychosocial, informations sur les droits des réfugiés, sensibilisations contre les violences ;
- amélioration des conditions de vie, notamment par l'accès à l'eau et à l'assainissement ;
- soutien aux capacités de résilience des populations qui vivent dans des zones de guerre.
Nous avons besoin de votre soutien pour continuer notre action.